Infrastructures : et si la versatilité devenait la norme ?

La crise du Covid-19 requiert de nos infrastructures une flexibilité accrue. Nul doute d’ailleurs qu’elle va accélérer une tendance à la versatilité déjà latente dans les réflexions contemporaines sur le design et l’architecture.

L’étymologie latine du terme “versatile” renvoie à l’idée de mobilité, de “tourner aisément”. Si dans la langue française l’acception du terme est connotée négativement, dans les périodes d’incertitude, cette capacité d’adaptation devient une qualité fondamentale. Une force même, que nombre de villes à travers le monde expérimentent tambours battants dans le contexte de la crise sanitaire actuelle. Au premier plan, leurs infrastructures, qui sont durement éprouvées. Les trains se font hôpitaux, les réseaux numériques sont challengés et les ateliers du luxe confectionnent désormais des masques chirurgicaux… La destination première de nos réseaux d’échange et de communication ou de notre outil de production est largement reconfigurée. Au delà de la crise actuelle, dans un monde qui intuitionne déjà que la gestion de l’urgence sera son lot quotidien, la question de la versatilité devient un enjeu majeur. Bien avant le Covid-19, on valorisait déjà la capacité de “pivot” des startups ou la “réversibilité” des infrastructures. Si comme l’explique Edgar Morin, “l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine”, la versatilité est sans doute amenée à devenir une impérieuse nécessité.

Répondre à l’incertitude : les infrastructures devant la crise du Covid-19

Le 26 mars, un premier TGV médicalisé circulait entre Strasbourg, ville particulièrement touchée par le virus, et les hôpitaux plus épargnés du Pays de la Loire. L’objectif ? S’appuyer sur le réseau de ville à ville du transport ferroviaire, tout en bénéficiant de la stabilité du train, nécessaire à la sécurité des patients les plus touchés. Les rames utilisées pour l’occasion offraient tout l’équipement d’un service de réanimation. “Sur un TGV, on déplace le service de réanimation d’une ville moyenne de 200 000 habitants”, explique Pierre Carli, directeur médical du SAMU de Paris. L’opération, conçue dans le cadre du plan ORSAN, s’inscrit dans l’histoire du chemin de fer, largement mis à contribution par l’effort de guerre dans le passé. Dans le même ordre d’idée, la ville de Tokyo envisage de réquisitionner une partie des 5600 logements du village Olympique. Le porte hélicoptère “Tonnerre” est devenu un hôpital flottant. Des hôtels, des centres d’exposition, et même des stades sont transformés en urgence à travers le monde.

Chez les grands groupes, les réorientations d’infrastructures se multiplient. Sans lister l’exhaustivité des initiatives, on notera l’alliance de Air Liquide, PSA, Schneider Electric et Valéo pour produire des respirateurs, l’ouverture d’un centre de dépistage par Viparis, ou encore la mobilisation du secteur des cosmétiques dans la production de gel hydroalcoolique. Côté logistique, les New England Patriots ont apporté une contribution remarquée. L‘avion de l’équipe de football américain a en effet réalisé un aller-retour en Chine pour transporter des masques.

 

Concevoir des infrastructures versatiles

Cette mise à contribution généralisée et à l’envi des infrastructures pose la question de l’anticipation. Si certaines utilisations sont prévues – comme celle du TGV – la plupart des cas relèvent de l’improvisation la plus complète. Afin de faciliter les transformations d’usage, nombre de théories prônent la généralisation d’infrastructures versatiles et résilientes “by design”.

En architecture, la question de la réversibilité est traitée depuis longtemps. En 1914, Le Corbusier imaginait la célèbre maison Dom-Ino, acte de naissance d’une habitation modulaire. Il faudra néanmoins attendre le début du XXIè siècle, son hypermobilité, et une forte pression sur les ressources pour que le sujet soit de nouveau abordé. Patrick Rubin, co-fondateur de Canal Architecture, explique qu’il s’agit avant tout d’un remède à la déconstruction. En s’appuyant sur le “plan libre”, il décrit un modèle qui permet de changer la destination d’un bâtiment en modifiant moins de 30% des composants. En 2017, l’architecte Anne Demians déposait avec l’ICADE le label IDI, Immeuble à Destination Indéterminée ou «pas tout à fait finis». Des principes mis en oeuvre dans le projet Black Swan à Strasbourg : trois tours de 28 000m², conçues pour être entièrement réversibles. La modularité relève des mêmes logiques : comment adapter les constructions en fonction de circonstances changeantes ? Le Dyson Institute of Engineering and Technology, conçu par Wilkinson Eyre, en offre une belle illustration. Imaginé autour de “pods” préfabriqués en CLT, le campus de la marque britannique est capable de s’adapter à  une diversité de situations. La tendance ne s’arrête pas aux architectes. La “rue dynamique”, imaginée par Carlo Ratti agit exactement comme une chaussée réversible grâce à un tuilage mobile, qui permet d’en changer l’usage en fonction de l’heure du jour.

Plus radicales encore, les constructions éphémères retrouvent aujourd’hui voix au chapitre. Hôpitaux de campagne et autres ponts flottants échappent au monopole militaire et inspirent les collectivités comme les professionnels. Particulièrement adaptés aux grands événements (Jeux Olympiques, Expositions Universelles) les édifices éphémères permettent d’éviter la multiplication des éléphants blancs, coûteux et inutiles. Le stade olympique de Pyeongchang ou le pavillon français de l’exposition universelle de Milan illustrent ces nouvelles intentions. Le projet roundAround, développé par le MIT, imagine lui un pont dynamique, constitué de petites embarcations robotisées. Pensé pour la ville d’Amsterdam, le dispositif est assez “versatile” pour laisser imaginer une évolution en système de livraison ou de collecte des déchets.

 

Un monde liquide ? 

L’ensemble de ces dispositifs s’intègre dans une réflexion bien plus large sur le modèle de société que nous sommes en train de construire. Ils dessinent en creux un monde plus ouvert, plus agile et plus à même de répondre à l’incertitude. Dans le même temps, ils participent à l’émergence de ce que Zigmund Bauman décrit comme une société « en voie de liquéfaction avancée », caractérisée par la vitesse, le flux incessant et l’hypermobilité, qui ne reconnaît plus rien de durable. Comme dans beaucoup de domaines, la crise actuelle du Covid-19 précipite des orientations dont l’impact résonnera sans doute dans le temps long…

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